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Marthe, Marie et Thomas
Messe pour le chapitre dominicain
Eglise des dominicains à Ferrare, 19 juillet 1998
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L’histoire des deux sœurs de Béthanie (Lc 10, 38-42), de Marthe «prise toute entière par les multiples occupations du service» et de Marie silencieusement assise aux pieds de Jésus, est devenue dans la tradition spirituelle de l’Église le texte classique pour représenter les deux formes fondamentales de la vie chrétienne, la forme contemplative et la forme active. En réalité, cette page évangélique, qui fait immédiatement suite à la parabole du bon Samaritain méditée dimanche dernier (Lc 10, 25-37), laquelle s’achevait sur un péremptoire: «va, et toi aussi fais de même» (Lc 10, 37), mérite d’être lue, écoutée, méditée avec attention et d’être longuement priée et contemplée. C’est seulement ainsi qu’elle deviendra «lumière pour nos pas» (ps. 118, 105) et introduction mystagogique au mystère divin que nous sommes en train de célébrer. Que le Seigneur mette sur mes lèvres des paroles qui illuminent votre cœur!

1. En réalité, le récit évangélique insiste clairement sur la profonde différence de comportement entre les deux sœurs: tandis que Marie reste assise aux pieds de Jésus, Marthe est «prise toute entière par les multiples occupations du service». Tandis que Marie fait une seule chose — écouter ce que Jésus était en train de dire —, Marthe en revanche est préoccupée par beaucoup de choses. De fait, tranquillité et mouvement, unité et multiplicité, concentration et dispersion, telles semblent être les traits principaux qui esquissent respectivement le portrait spirituel de Marthe et celui de Marie. «Par l’exemple de Marthe et de Marie, écrit saint Ambroise, nous sont mis sous les yeux, à propos de la première, la dévotion infatigable dans les œuvres et, à propos de la seconde, la religieuse application de l’âme au Verbe de Dieu» («operibus actuosa devotio, religiosa mentis intentio Dei Verbo», Exp. Ev. sec. Lucam VII, 85; SC 52, p. 36). Pourtant, une lecture plus attentive de la parole de Dieu, nous fait discerner quel est le jugement porté par Jésus sur ces deux comportements et la hiérarchie des valeurs qu’il instaure entre eux. D’un côté, Marthe ne se trouve pas à proprement parler blâmée pour son service, mais plutôt pour un certain excès (dans le zèle) qu’elle y met, d’un autre côté, Marie n’est pas détournée de son écoute tranquille, parce qu’elle s’est «choisie la meilleure part».

Nous voici ainsi parvenus au centre et au «nœud» de cette page évangélique. Jésus a enseigné au docteur de la loi la nécessité et le moyen de se rendre proche de toute personne dans le besoin, de toute souffrance. Après cela, il veut que son disciple comprenne qu’il n’est pas possible de se rendre proche de tout homme, si l’on ne s’est pas d’abord assis pour écouter la Parole du Seigneur. Il s’agit d’un mouvement qui reste toujours à la même place. Ces deux moments sont l’un comme l’autre constitutifs de notre existence chrétienne: se rendre proche de chaque homme et rester assis aux pieds de Jésus. Non pas dans le sens, comme on l’a parfois compris, d’une répartition des «tâches ecclésiales»: à l’un un état contemplatif, à l’autre un engagement actif, une répartition dont la communion ecclésiale ferait ensuite l’unité. Le reproche fait à Marthe semble aller en ce sens, mais la vision évangélique est plus profonde.

Toute action que l’Église fixe et dont elle détermine la visée s’enracine dans une contemplation, et l’acte contemplatif à son tour est abandon pur et simple au Père, en pleine ouverture vis à vis de Ses intérêts. Tel est le grand enseignement de Thérèse de Lisieux: l’acte contemplatif est l’utérus spirituel, où se trouve conçue toute l’action de l’Église. C’est finalement, l’enseignement de Saint Thomas qui est le meilleur commentaire de cet évangile, quand il parle d’une activité qui naît de la plénitude de la contemplation (quod ex plenitudine contemplationis derivatur), à préférer à toute autre activité et à une (supposée) pure contemplation : “de même qu’il est meilleur d’illuminer plutôt que de briller seulement, il est mieux de transmettre aux autres les réalités contemplées plutôt que de contempler seulement» (Sicut enim maius est illuminare quam lucere solum, ita maius est contemplata aliis tradere quam solum contemplari [2,2, q. 188, a.6]).

2. Le fondement ultime de la signification de cette page se trouve dans la vie même du Verbe incarné: il est dans le sein du Père et est en même temps envoyé pour accomplir l’œuvre du Père. Il se rend proche de tout homme parce qu’il est toujours en communion avec le Père dans le lien de l’Esprit-Saint. C’est l’Esprit qui fait de la vie du Fils incarné une parfaite obéissance d’amour au Père et une complète offrande de lui-même à l’homme. Le fondement christologique de la signification de cet évangile nous incite à conclure par deux réflexions finales de grande portée ecclésiale.

Première réflexion finale: si on admet que l’enseignement de cet évangile a un fondement christologique réel, notre existence n’est chrétienne que si elle préserve cette synthèse hiérarchisée entre écoute et action. L’évasion mystique de l’Histoire, la désincarnation de l’expérience chrétienne est la forme que prend aujourd’hui la tentation gnostique toujours présente dans le christianisme. L’engagement éthique et la revendication du primat de l’éthique dans la foi chrétienne est la forme que revêt aujourd’hui la tentation pélagienne.

Seconde réflexion finale: la célébration eucharistique est le « lieu herméneutique » véritable de cet évangile. Nous sommes rendus présents au «moment» où le don de soi du Christ au Père est aussi acte suprême d’amour pour l’homme, et nous sommes rendus réellement participants à cet événement.

Vénérables Frères, fils de saint Dominique, que le Seigneur vous donne de vivre pleinement cet évangile et d’aider vos frères à en faire autant.

Traduction Caroline Colin et Agnès Bastit